Quand Miles Davis nous révélait l'éternité du jazz : Live in Europe 1967
Il y a des disques qui s'écoutent comme on ouvre une boîte à souvenirs, avec cette tendresse nostalgique pour des émotions connues et rassurantes. Et puis il y a ceux qui s'écoutent comme on entrouvre une porte sur un volcan – ces enregistrements rares qui vous happent, vous transforment, et redéfinissent à jamais votre rapport à la musique. Ce Live in Europe 1967 du quintet légendaire de Miles Davis appartient indiscutablement à cette seconde catégorie.
Je me souviens encore de ce moment précis, il y a quelques années, quand mes enceintes ont craché les premières notes de cette session européenne. C'était comme une révélation foudroyante : "voilà", me suis-je dit, "voilà enfin cette musique qui égale les plus grandes œuvres de notre patrimoine musical". Car oui, ce que Miles, Wayne Shorter, Herbie Hancock, Ron Carter et Tony Williams accomplissent sur ces enregistrements transcende largement les frontières du jazz pour atteindre une dimension universelle, intemporelle.
À l'heure où tant de labels de musique dite "savante" s'évertuent à exhumer des raretés baroques ou romantiques, créant artificiellement des "références" éphémères qui sombrent dans l'oubli aussitôt le battage médiatique retombé, cette captation de 1967 nous rappelle une vérité essentielle : la vraie grandeur musicale ne se décrète pas, elle s'impose. Elle traverse les décennies, les modes, les classifications arbitraires entre "populaire" et "savant" pour toucher directement au cœur de ce qui nous rend humains.
Dans ce quintet au sommet de son art, chaque musicien n'est pas seulement un virtuose de son instrument, mais un architecte sonore participant à l'édification d'un monument musical d'une audace et d'une beauté saisissantes. Quand Miles pose sa sourdine sur les premières mesures, quand Shorter déploie ses phrases serpentines au ténor, quand le piano de Hancock dialogue avec la contrebasse de Carter sous les frappes inspirées de Williams, c'est tout l'édifice du jazz moderne qui se révèle dans sa splendeur la plus pure.
Octobre 1967 : le monde s’arrêta de tourner
Nous sommes en octobre 1967. Miles Davis tourne en Europe avec son quintette de rêve : Wayne Shorter (saxophone), Herbie Hancock (piano), Ron Carter (contrebasse) et le jeune mais déjà incandescent Tony Williams à la batterie. Ensemble, ils forment ce qu’on appelle aujourd’hui le Second Great Quintet — un groupe qui, sur scène, ne se contente pas de jouer, mais réinvente le jazz à chaque chorus.
Le répertoire, sur ces trois concerts (Antibes, Copenhague, Karlsruhe), pourrait sembler familier : Agitation, Footprints, Masqualero, ’Round Midnight, On Green Dolphin Street… Mais ne vous y trompez pas : ces morceaux sont autant de points de départ vers l’inconnu. Chaque thème est un tremplin, chaque solo une traversée risquée, chaque interaction un pas de funambule au-dessus du vide.
Miles, en maître du temps suspendu, cisèle des phrases laconiques, tendues, parfois presque brusques. Shorter, lui, déroule des lignes sombres et lumineuses à la fois, véritables architectures mouvantes. Hancock se fait illusionniste, tantôt aérien, tantôt dense comme une pluie d’accords. Ron Carter, souple et ferme, ancre le navire tout en lui offrant un gouvernail agile. Et Tony Williams… Tony Williams propulse le tout. À 21 ans, il joue comme si le feu lui appartenait, accélérant, freinant, éparpillant des météores de cymbales et de peaux.
L’enregistrement ? Certes, nous sommes loin de la perfection clinique d’un studio new-yorkais. Mais la restauration de Columbia restitue l’essentiel : la salle, l’électricité palpable, l’urgence. On entend le bois des instruments, le métal des cymbales, la respiration des musiciens. Bref, du vrai, du rugueux, de l’authentique.
Et puis il y a le DVD de Karlsruhe : voir ces cinq silhouettes, jeunes, concentrées, plongées dans une transe silencieuse avant de se jeter dans la musique, c’est comme découvrir une pellicule retrouvée au grenier. Un trésor.
Ce coffret est plus qu’une archive : c’est une photographie vivante d’un moment où le jazz se réinventait, avant que Miles n’embrasse l’électricité et n’ouvre la porte du jazz-rock. Une passerelle entre l’héritage et l’inconnu.
Alors oui, il y a mille albums de Miles Davis à posséder, mais celui-ci est indispensable. Parce qu’il documente un sommet. Parce qu’il brûle encore aujourd’hui. Parce qu’il nous rappelle qu’un concert n’est jamais une simple exécution : c’est une aventure.
Un conseil d’ami : écoutez-le d’une traite, un soir, lumières tamisées. Et laissez ce quintette de légende vous rappeler que la liberté, en musique comme ailleurs, s’improvise. Ce disque est bien plus qu'un simple témoignage historique : c'est une leçon d'éternité musicale, servie par des maîtres au faîte de leur génie créateur.