Au micro, Manfred Eicher enregistre l’instant avec un zèle quasi mystique. Ça donne plus d’une heure d’improvisation où, soi-disant, chaque note serait née d’une sorte de transe lumineuse. Pour sûr, l’album connaît un succès retentissant : il s’est vendu à des millions d’exemplaires, et voilà Jarrett propulsé star mondiale du piano solo, malgré lui. Lui-même a fini par dire : « Les contraintes m’ont forcé à inventer un langage que je n’aurais jamais exploré autrement. » Bien. Cela reste un fait : la contrainte, une fatigue extrême et un piano brinquebalant ont suffi à graver une heure de musique que beaucoup considèrent aujourd’hui comme un incontournable du jazz.
Ça aurait pu s’arrêter là. Mais non. Cinquante ans plus tard, on ressasse toujours la même anecdote. Un disque immortel, une poignée de critiques dithyrambiques, un public conquis, et Jarrett, las, qui répète qu’il a enregistré d’autres albums tout aussi essentiels. Qu’y a-t-il de nouveau à raconter ? On continue de brandir The Köln Concert comme l’exemple de la grâce surgie du chaos, le triomphe de l’imprévu. Les festivals s’en donnent à cœur joie : hommages, rééditions, documentaires, photographies d’époque, tout y passe. Et l’on se demande si l’instrument ne serait pas devenu plus célèbre que le pianiste lui-même : un vieux truc à la sonorité bancale, qui, selon la légende, aurait contribué à rendre l’interprétation “inoubliable”.
Au fond, pourquoi pas. Les grandes épopées ont toujours ce parfum d’improbable, et il faut reconnaître que la performance reste captivante, même après d’innombrables écoutes. Mais pour un vieux critique un brin désabusé, il est parfois difficile de s’enthousiasmer encore et toujours pour la même histoire. Reste que The Köln Concert a conservé cette aura quasi mythique dans le cœur d’un large public — et si ça les enchante, grand bien leur fasse. Après tout, mieux vaut que l’on s’émerveille de ce miracle musical, plutôt que d’oublier complètement qu’il y a dans l’improvisation un art de sublimer l’instant. Et si certains y entendent le lever de rideau de l’Opéra de Cologne, alors laissons-les savourer ce clin d’œil du destin : c’est peut-être dans ce tout petit détail que réside la magie.